Cela devait finir par arriver. Depuis le temps que je me balade dans ces wagons uniformes et cahotants avec mon tas de journeaux, de ceux qui vous font vivre et marque votre condition, j'ai croisé tant de regards gris, d'yeux ternes, de visages génés que rien ne me surprend. Ils sont montés, une station après la mienne, dans un autre wagon. Ils se sont dirigés vers moi, avec cet air de suffisance que donne la jeunesse, persuadés de ne jamais connaître la fugacité du présent et l'âpreté des échecs. J'aurai eu certainement le temps de descendre avant qu'ils ne se saissisent de moi, mais l'idée d'attendre dehors au milieu d'une foule qui s'écarte imperceptiblement, marquant par là mon changement d'espèce, m'est devenue avec le temps insupportable. Bien sur, je les comprends : mon apparence n'est plus celle d'autrefois. Elle ne me dérange guère pourtant, car je suis trop souvent abruti - et non saoûl car les mauvais vins ont chassé la douceur de l'ivresse- pour m'en préoccuper encore.
Ils m'ont jeté hors du train, ce 21 septembre. Que l'on me pardonne, je suis jeune encore dans cet exercice : je ne sais pas rouler tel un chat. Ma tête a heurté durement le ballast et mon corps a cessé de me harceler.
Dans mon malheur, une heureuse consolation m'est accordée, je ne revois pas toute ma vie en une seconde. Sans doute ne méritait-elle pas ce dernier hommage.
La douleur a disparu maintenant. Immobile j'observe au dessus de moi, dans l'automne grandissant, le feuillage flétri d'un charme mur qui se balance doucement, indifférent à tout, dans le vent léger qui caresse ma joue. Les feuilles se détachent peu à peu, tourbillonnent dans l'air glacé et, las de vivre, terminent leur valse sur les rails étincelants.
Peut-être assourdissent-elles tant les soubressauts du convoi lancé à vive allure que je ne sais plus l'entendre comme autrefois.
Toulouse 2005