Je n’ai pas le souvenir d’avoir tué mon père. Enfant, je recherchais sa présence, trépignant sur le chemin du retour d’école pour être plus vite avec lui, en impatience d’entendre les histoires qu’il inventait. Elles rythmaient à la ferme les travaux que nous réalisions en famille. Il me semble encore, dans les murmures de ma mémoire, distinguer le son de sa voix. Sous le chaud soleil des mois de juillet (les étés de l’enfance paraissent toujours plus brûlants que ceux de la quarantaine) alors que nos corps ployaient sous les exigences des rudes travaux des champs, nos esprits voletaient bien au delà des terres par nous connus. Car, chaque jour, mon père nous narrait, pour nous faire oublier la rudesse du quotidien, les aventures de tels ou tels personnages romanesques. Lui qui n’avait jamais voyagé semblait tout connaître des ruelles encombrées de Naples, des quartiers mal famés de Macao, et des riches musées de Londres.
La parole de mon père redimensionnait l’espace. A cette époque, la télévision balbutiait ses premières émissions. Elle n’était pas alors, cette maîtresse envahissante, et un peu vulgaire, qu’elle est depuis devenue. De plus mes parents n’aimaient pas la radio, et recevaient peu. Il faut dire que dans ce coin de France, les étrangers n’étaient alors guère appréciés par les paysans du cru. Les années de travail passées à cultiver la terre ne suffisaient jamais, à leurs yeux, à laver notre sang de son impureté : nous n’étions pas du pays.
Lorsque l’été approchait, il devenait facile de s’imaginer que le monde extérieur n’existait plus. Les plantations s’élevaient en hauteur, devenaient barrière végétale qui nous isolait. La ferme se muait en forteresse et j’aimais ce sentiment de solitude.
Mais avec les années 70, les choses ont commencé à changer. A la télévision, un premier ministre, dont le corps tout en rondeur tranchait avec un verbe acéré, nous parlait de la crise (et d’un bout de tunnel que nul ne vit jamais), puis de la nécessité pour les sans grade de se retrousser les manches. Mon père fit silence et le travail devint plus lourd, la terre moins généreuse. Et se multiplièrent les soirs où l’hébétude nous livrait à l’appétit de la télévision. Nous ne parlions plus, pas même de football. La mère devint taciturne. Insensiblement , la forteresse se nécrosait jusqu’à devenir prison.
Tu aurais voulu sans doute que je te succède, que je tienne à tes côtés ma place dans la chaîne des générations qui ont travaillé la terre. Mais tu ne savais pas me le dire et je ne savais plus t’écouter. Parler de soi est bien plus difficile que le labourage des champs et cet exercice ne t’était pas familier. La lecture devint alors vite un refuge dont tu n’avais pas la clé.
Je fis mon entrée dans le vingtième siècle en montant à la ville. A mon grand étonnement, elle se laissa séduire et m’ouvrit son lit. As-tu été fier de moi ? Aujourd'hui encore je ne saurai répondre à cette question. Tu n’es jamais venu célébrer mes victoires et je n’ai pas suivi le fil de tes défaites.
Ce soir, dans le calme de la nuit, j’entend en bas, à la télévision, un autre premier ministre, au corps également rond, nous parler d’une pente raide. Je ne l'écoute pas. Je regarde mon fils dormir. Je voudrais qu’il me ressemble, qu'il comprenne les fantômes qui peuplent la colère de mon sang.
Demain, je serai de retour sur les terres de mon enfance. Je crois que j’irai fleurir la tombe de mon père
Toulouse 2005