Retour vers le XIXe siècle
MANUEL GRANDJEAN
Plastique, verre et métal ont remplacé le bois et la pierre. Après l’Allemagne et l’Autriche, la Suisse réinvente l’ancien «tour», soit un lieu de dépôt pour les nourrissons abandonnés. Le dispositif a été inauguré avant hier à l’hôpital d’Einsiedeln.
L’idée du «babyklappe» n’est pas nouvelle, loin s’en faut. Issue du Moyen-âge, elle a même connu, au cours de l’Histoire, des périodes d’application systématique. Ainsi, en France, l’installation de ces caisses en bois pivotantes installées dans le mur des hospices est rendue obligatoire en 1811. Les abandons grimpaient alors en flèche: plus de 30000 par année. Ceci, non en raison d’un brutal recul du respect de la dignité humaine, mais à cause d’une augmentation de la misère. Une situation directement provoquée par la révolution industrielle.
Mauvaise réponse à un vrai problème, les tours disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus. En 1850, une commission officielle conclut qu’il n’y a «aucun rapport entre l’infanticide et l’existence ou non du tour». Selon Nadine Lefaucheur, chargée de recherche au CNRS, cette inefficacité est tout à fait explicable: «L’enfant, dont la femme qui le porte dénie l’existence, courra sans doute toujours un grand risque d’être «jeté» dans une poubelle, les latrines ou un terrain vague, après un accouchement clandestin. Pour porter un nouveau-né au tour, il faut y voir un enfant et non un excrément.» Autrement dit, l’infanticide ne tient pas à la possibilité ou non d’abandonner anonymement l’enfant. La France qui, contrairement à la Suisse, offre cette solution (accouchement sous X), n’est pas épargnée: il y a un an encore, un petit corps sans vie était découvert dans une poubelle d’un lycée d’Angoulème.
Avant d’être un moyen de protéger l’enfant ou la mère, l’anonymat sert en priorité à préserver l’honneur du clan familial. «La demande de secret est commandée par la crainte de la réaction de la famille lorsqu’elle n’a pas découvert la grossesse, et par la pression qu’elle exerce, dans le cas inverse», estime Nadine Lefaucheur. Plus que l’anonymat, qui dénie à l’enfant le droit de connaître son origine, c’est la confidentialité qu’il faudrait pouvoir offrir comme protection.
Ainsi, le tour, pas plus que l’accouchement sous X, n’est capable de prévenir l’abandon meurtrier d’enfants Quand celui-ci se produit, il découle d’une triple précarité: économique, sociale, et psychologique. Pour en arriver là, il faut n’avoir aucune perspective d’existence, être si seul que personne ne puisse se rendre compte de la grossesse et n’avoir aucune estime de soi. Que notre société abandonne dans cette solitude désespérée un certain nombre d’humains: c’est là le véritable scandale.
Si la «boîte à bébé» sauve une seule vie, tant mieux. Elle n’en reste pas moins une solution du passé qui a, de plus, montré son inadéquation. Plus grave: il s’agit au mieux d’un remède qui soulage les effets mais ne lutte pas contre les causes.
Ce n’est certainement pas un hasard si le tour fait sa réapparition dans une période de mutation profonde de la société qui, comme la révolution industrielle du XIXe siècle, produit d’innombrables laissés pour compte.